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22/03/2006

Chacun pour Nous



Walker's Cay, Bahamas, Mars 2002. Requins gris des caraïbes, requins à pointes noires et requins nourrices. La coïncidence était congelée et avait des écailles.

Quand les requins se déplacent en bandes, ils ne prennent jamais le bus ensemble. Quand ils sont tous là, c’est parfois juste parce que chacun d’eux allait au même endroit. Drôle de coïncidence. Et s’ils sont là, d’autres feraient mieux de ne pas y être. Chacun pour soi et tous pour un.

Un groupe de requins est une communauté d’individus agrégés. Quand on en voit pleins, c’est quelque fois un embouteillage. 800 requins marteaux, sur une autoroute magnétique à n’en plus finir, passent comme un coup de vent sur une nappe de plastique. Ils sont ensemble pour un instant et s’éloignent en se dépixellisant. L’un après l’autre.

21/03/2006

La mémoire du présent

Quel souvenir peut-on avoir de ce qui est en train de se passer? Quand le ceci pénètre le cela, les contours entre ce qui est et ce qui a été deviennent un peu flous, certes, mais ça dépend, ça dépend de ce que l’on perçoit. Les requins ont deux sens dont nous sommes dépourvus : leurs lignes latérales, comme celles des poissons qu’ils ne sont pas, leur permettent de voir derrière leur dos et le nôtre, tandis que leurs ampoules de Lorenzini éclairent des dimensions électriques qui nous échappent. Leur mode de fonctionnement nous est étranger. Ils ont la tête remplie de ce qui ne fait que passer et qui leur prend les trois quarts de l’Espace. Ils ont l’art de saisir le fugitif et de ne pas s’y attarder. Leur intelligence est autre.

Ils ont sans cesse des idées derrière la tête.

15:35 Publié dans Requinades | Lien permanent | Commentaires (0)

04/03/2006

Le sens dans lequel tournent les sardines



Requins sombres et dauphins communs limant la boule de sardines



N°1 : Southport, Kwazulu Natal (Afrique du Sud), le 29 Juin 2005)


Le mois de Juin, sur la côte du Kwazulu Natal, c’est le temps de la migration des sardines… quand elles viennent. En effet, il n’y a pas eu de migration en 2003 et seulement quelques poches ont été aperçues en 2004, mais une seule poche peut suffire à faire l’expérience d’une vie.
D’après Trevor Krull et Grant Smith, que nous accompagnons depuis 10 jours à raison de sept heures de Zodiac chaque jour, il s’agirait d’un cycle coïncidant avec El Nino. Tous les 5 ou 6 ans, il n’y a pas de migration et l’année qui suit est généralement une petite année. C’est le fruit de ses observations et non de la théorie. La migration devrait donc reprendre en 2005. Doucement.

Pas si sûr, car des oiseaux de mauvaises augures pensent que le réchauffement climatique et la surpêche ont peut être mis un terme au phénomène ou l’on peut être déréglé. J’en doute car le trou dans la couche d’ozone qui génère le réchauffement est au nord et nous sommes au sud, là où toutes les choses tournent dans l’autre sens, comme Coriolis l’a révélé.

Rien ne s’est vraiment passé les sept premiers jours, mais les fous montés du Cap étaient là. Ils n’étaient pas là en 2003. Je le sais, on me l’a dit.
En trois jours, les choses ont bien changé. L'eau est à 19°, alors qu'elle était à 22° les jours précédents. Une température de sardine (comme quoi ce n'est pas une question de contre-courant, que personne n'a d'ailleurs jamais observé). Elles sont maintenant partout. Avant hier, nous avons vu des requins cuivres sauter en dehors de l’eau, sans que nous arrivions vraiment à distinguer où se trouvait la poche qu’ils attaquaient et qui se déplaçait vers le Nord en ordre un peu dispersé. Nous n’avons pu vérifier de visu car l’eau était bien trop trouble, donc bien trop dangereuse pour plonger. Un jeune anglais qui nous accompagne et qui en doutait en a fait la constatation à peu de frais. Alors qu’il venait de se mettre à l’eau pour tenter de s’approcher de deux dauphins communs, ce qui était probablement un requin cuivre l’a bousculé et en quelque sorte goûté avec sa peau.

Hier, nous avons enfin trouvé la boule d’appât pour laquelle nous sommes venus, mais nous n’avons pas pu entrer dans l’eau. La visibilité était de 2m et, du coup, les requins mangeaient dans le noir.
Une boule d’appât est une poche de sardines que les dauphins isolent du banc principal et font remonter à la surface en l’effrayant par des rideaux de bulles. Afin de se protéger, chaque sardine se met à tourner en rond et l’ensemble forme une espèce de toupie géante.
Une boule d’appât, c’est un modèle d’individualisme, aussi lâche qu’une société qui part en couille et qui va le payer jusqu’à son dernier membre. Chaque sardine se protège par l’autre, croient-elles, alors qu’elles ne pensent qu’à elles-mêmes. C’est l’effet meute. Sauf qu’une meute de gazelles est plus intelligente. Au moment de l’attaque d’un prédateur, chacune part dans une direction différente : l’intérêt de chacun sert celui de tous. Parfois, souvent d’ailleurs, tout le monde s’en sort. Les sardines, elles, ces connes, préfèrent tourner en rond plutôt que de partir chacune dans une direction. L’intérêt de chacune dessert celui de toutes. Une à une, elles se feront avaler et la toupie géante disparaîtra, comme un évier qui se vide, dans le sens de rotation que Coriolis a révélé.

Ce matin, comme chaque matin, nous avons quitté la base à 7h. Très vite, un message radio nous a indiqué qu’une boule d’appât était en train d’être attaquée par des requins renard. Personne n’a jamais photographié ou filmé un requin renard en train de se rassasier. Chasse t-il vraiment avec sa longue queue ? Cherche t-il à tuer de la sorte ou juste à donner des claques aux poissons? Quand nous arrivons, non seulement la bataille est finie, mais en plus la cavalerie est partie. La vérité, nous ne la connaîtrons peut-être jamais.

Heureusement, la radio nous signale une autre poche d’activité, non loin de là, à deux kms plus loin. Sauf qu’à l’oeil nu, à juste 600 m, des oiseaux, de bonne augure cette fois, dénoncent par leur carrousel aérien un centre d’activité que personne n’avait encore remarqué. Ils plongent les ailes fermées de 15 m de haut, comme les fous qu’ils sont. C’est Pearl harbor dans l’océan indien. En fait non, car ces Kamikazes ressortent de l’eau. Nous nous approchons. Les dauphins communs patrouillent la zone. Cette fois il y a au moins 7m de visibilité. Nous allons enfin pouvoir nous mettre à l’eau.

De la surface il semblerait qu’il s’agisse d’une petite poche. Le zodiac nous dépose à une quinzaine de mètres de l’emplacement que les plongeons des oiseaux, ainsi qu’un léger bouillonnement sporadique en surface, nous désigne. Quelques ailerons de requins, dorsaux et caudaux déchirent de temps à autre la surface. Il s’agit de requins sombres que les anglo-saxons appellent Duskies (Carcharhinus obscurus). Nous sommes huit plongeurs. Mes compagnons s’équipent de bâtons pour repousser les éventuels curieux qui se feraient trop pressants. Vu la taille des requins, qui atteint trois mètres pour les plus gros, ces bâtons sont plus là pour rassurer qu’autre chose. Mais bon, Cousteau ne prétendait-il pas que le « débordoir », sorte de bâton à bout clouté, était la seule protection vraiment utile face à un requin. Quoiqu’il en soit, je ne me pose même pas la question, puisque mes deux mains sont occupées à tenir mon caisson vidéo.

Afin de rester mobile et de pouvoir remonter à tout moment, nous avons laissé les bouteilles sur le zodiac et nous sommes munis d’un simple tuba. Nous nageons en groupe vers la boule d’appât. Peu à peu des silhouettes apparaissent derrière un rideau de bulles et de particules en suspension. D’abord des dauphins communs, généralement par petites escadres de trois, puis des requins qui passent en dessous de nous et disparaissent en descendant vers le fond. Enfin nous apercevons la masse de sardines. Les dauphins travaillent à maintenir la boule compacte. Ils la frôlent pour l’obliger à se resserrer. Les requins, eux, semblent attendre leur tour en dessous tout en bloquant toute sortie vers le bas.

Il convient de ne pas trop s’approcher de la boule car celle-ci est extrêmement mobile, comme un punching ball, et l’on aurait vite fait de se retrouver au beau milieu. Trevor semble extrêmement nerveux, un peu agacé par l’inconscience d’un plongeur qui s’approche beaucoup trop près. Il faut dire qu’il y a trois ans, c’est à dire lors de la dernière apparition des sardines, un photographe pris au milieu de la boule s’est fait mordre par erreur par un requin cuivre. Cette fois, même si quelques requins cuivres sont présents, il s’agit surtout de requins sombres, bien plus gros, dont la morsure pourrait être beaucoup plus sérieuse.

Je me sens dopé par l’excitation. Je n’avais jamais vu autant de requins d’un coup, y compris lors d’un shark feeding au Bahamas. Ils sont partout, entourés d’oiseaux qui se servent de leurs ailes comme de nageoires et poursuivent les sardines jusqu’à trois ou quatre mètres. Par curiosité, je décide de faire une petite apnée. Je descends vers les sept/huit mètres, c’est encore pire. C’est la place de l’étoile à six heures du soir, sauf que toutes les voitures ont des ailerons. Je n’ose descendre plus bas. Le courage et l’air me manquent. Il faut dire que le plongeur auquel j’avais fait signe avant de faire mon canard ne m’a pas suivi. Je me sens un peu seul.

A la surface, c’est un peu l’anarchie parmi les plongeurs. Trevor est de plus en plus nerveux. Il nous demande de faire nage arrière. Il repousse quelques requins un peu trop curieux qui dès qu’ils sont piqués s’éloignent nerveusement d’un coup de queue. Une exception cependant. Un requin sombre, beaucoup plus long et gros que les autres, reste sans réaction après avoir été piqué. Il se contente de regarder mon compagnon avec ce qu’on pourrait prendre soit pour de l’incompréhension, soit pour du mépris. Il semble se dire « Qu’est-ce que cette chose me veut? ». Un des rares requin cuivre présent disperse sur son passage quelques fous du cap qui s’éloignent à tire d’aile, comme des pigeons s’envoleraient devant un piéton.


La boule d’appât revient vers moi. Très près. Trop près. Je m’éloigne et m’apprête à tenter une nouvelle apnée quand je m’aperçois que ma caméra ne réagit plus aux commandes. De l’eau vient d’entrer dans mon caisson. Je décide de le maintenir en dehors de l’eau tout en retournant vers le zodiac. Ca tombe bien, les requins sont de plus en plus inquisiteurs. De toute façon, je ne veux pas être dans l’eau quand ils en auront fini avec les sardines qui sont de moins en moins nombreuses.

Je retourne au zodiac rejoindre Grant qui est resté de garde. Génial lui dis-je en lui passant mon caisson inondé. A bord, j’assiste à la fin du repas en filmant avec ma seconde caméra. Elles y passeront toutes, gobées, comme des cacahuètes, jusqu’à la dernière.
Après coup, deux questions demeurent : Pourquoi suis-je aussi heureux alors que j’ai ruiné une bonne partie de mon matériel ? Est-ce que les sardines de l’hémisphère nord tournent dans l’autre sens, comme Coriolis l'a révélé ?