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03/11/2006

Les requins sont-ils parfois pris de frénésie ?

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Un rassemblement beaucoup moins désorganisé qu'il n'y paraît. (Walker's Cay, Bahamas, Mars 2002)




On entend souvent parler de comportement frénétiques à propos des requins. Les anglo-saxons utilisent d’ailleurs le terme de « shark frenzy » pour désigner un rassemblement anarchique d’une ou plusieurs espèces, que ce soit autour d’une carcasse de baleines, d’un banc de calmars ou de toute autre source de nourriture abondante et facile. Les requins entreraient alors dans un état d’excitation frôlant la transe, sous l’effet d’une profusion de nourriture et d’odeurs diffuses. Des humains auraient d’ailleurs fait les frais d’un tel comportement lors de naufrages restés tristement célèbre dans les annales, comme celui de l’Indianapolis à la fin de la seconde guerre mondiale (que j’analyserai dans un prochain article). On pensait même, jusqu’à une époque pas si lointaine, que les squales pouvaient aller jusqu’à s’entre dévorer dans de telles situations. L’observation de ce comportement a largement contribué à construire la réputation de tueur imbécile et aveugle qui colle encore trop souvent à la peau rugueuse des requins.

Les requins, stimulés et en groupe, adoptent-ils cependant dans de telles occasions un comportement véritablement frénétique? Pas plus, voire moins, qu’un large groupe d’humains à l’occasion d’un cocktail. La peur de manquer génère souvent le désordre. Les mangeurs de petits fours en sont la preuve. C’est ce que je m’en vais tenter de vous démontrer.

Il m’a été donné d’assister au moins trois fois à de telles situations, dites de frénésie. Les deux premières artificiellement stimulées, notamment lors d’un « shark feeding »aux Bahamas, la troisième naturelle, lors du Sardine Run en Afrique du Sud .

Le « shark feeding » auquel il m’a été donné d’assister à Walker’s Cay (qui d’après ce qu’on m’a dit récemment ne serait plus pratiqué en cet endroit) et qu’on nommait « Shark Rodeo » (tout un programme !), n’avait rien de tout ce que cette sémantique peut laisser imaginer. Ce qui m’avait frappé alors, c’était le caractère discipliné des squales. Une ou deux fois par semaine, les propriétaires du centre de plongée remplissaient une poubelle de restes de poissons qu’ils mettaient au congélateur, un crochet métallique placé au centre. Une fois sur le site du feeding, on attachait une corde au crochet et on descendait le contenu de la poubelle ou « chumsicle » dans l’eau, tout en le maintenant à peu près stationnaire au moyen d’une amarre posée au fond. L’opération attirait environ une soixantaine de requins ainsi que d’autres poissons de récifs (mérous, fusiliers). Il s’agissait essentiellement de requins des caraïbes, de requins de récifs à pointes noires et de requins nourrices. Il est d’ailleurs à noter que ce sont quelques gros requins nourrices qui dominaient le groupe. On m’a dit que ce shark feeding avait, dans le passé, attiré jusqu’à 150 requins et que les espèces représentées avaient inclues, épisodiquement, des requins bouledogues, des requins tigres et même parfois un grand requin marteau. Les requins tournaient en rond ou plutôt en une spirale ascendante, prenaient une bouchée de poissons en voie de décongélation leur tour venu, puis repartaient faire la queue. Tout cela paraissait très organisé et rappelait un carrousel. Il ne manquait que la musique.

Il n’y eut qu’un seul moment de légère agitation, à la fin quand la boule d’appât devenue trop petite se détacha du crochet, entraînant trois ou quatre requins qui se la disputaient dans une brève course poursuite. Quelques instants plus tard, ces quelques « agités » se remirent à tourner bien sagement au fond. On était loin de la frénésie qu’on m’avait décrite. Je mis cela sur le compte de l‘habitude. Rompus à cette exercice bi-hebdomadaire, les requins s’étaient progressivement disciplinés. La routine quoi ! Artificiellement stimulée et régulièrement répétée, la frénésie s’était estompée, me disais-je. Nous avions donc plutôt affaire à un embouteillage bien géré qu’à un dangereux chaos.

En allait-il de même dans la Nature, dans une situation par définition inédite. J’obtins la réponse à cette question lors du Sardine Run 2005 où j’assistais par deux fois à ce qui, vu de la surface, pouvait s’apparenter à une mêlée désorganisée. Ce n’est que la deuxième fois, la visibilité autorisant une mise à l’eau sans danger, que je pus voir de quoi il en retournait vraiment.

Comme souvent lors du Sardine Run, un groupe de dauphins communs avait réussi à isoler et à bloquer contre la surface une poche de sardine. Les anglo-saxons nomment cela une « baitball » ou boule d’appât. Des requins cuivres et des requins sombres se firent rapidement de plus en plus nombreux, leur queue fouettant la surface avec ce qui aurait pu s’apparenter à de la rage.
Vues de sous l’eau les choses m’apparurent sous un tout autre jour. Certes les requins se déplaçaient plus vite qu’aux Bahamas et la présence de dauphins ainsi que d’une nuée d’oiseaux de mer conférait à la scène une atmosphère de folie, mais à y regarder de plus près il me semblait reconnaître une discipline… deviner une organisation. Je descendis en apnée de quelques mètres (la visibilité n’étant que de sept ou huit) pour m’apercevoir que les requins semblaient tourner en rond sous la boule de sardines, pour remonter chacun à leur tour en spirale. Comme aux Bahamas. Arrivés en haut il traversaient gueule ouverte la masse compacte de sardines puis redescendaient vers le fond pour reprendre leur tour.

Peu à peu, la présence de gros requins sombres (environ 3m50) sembla décourager les requins cuivres et les dauphins de s’approcher de trop près, mais la discipline sembla rester la même entre requins sombres. Le seul moment de relative désorganisation ne survint, là encore, qu’à la toute fin, quand les derniers requins se disputèrent les restes du festin. Et encore, je ne puis l’affirmer avec certitude, la prudence (et le début d’inondation de mon caisson) m’ayant fait regagner le zodiac. La Nature ne changeait pas les choses, tout au plus leur vitesse d’exécution, sardines vivantes et courant obligent.

D’où vient, du coup, ce mythe de la frénésie : de perceptions partielles sans doute, renforcées par quelques observations mal interprétées. Vu de la surface, on n’assiste bien souvent qu’à un festival d’éclaboussures qui semble désordonné, sans percevoir ce qui se joue vraiment en dessous. De surcroît, dans certains cas, comme la prédation sur une baleine morte, le requin, alors qu’il mord, semble pris de soubresauts qui agitent l’ensemble de son corps comme des spasmes incontrôlés. Il paraît « possédé ». Quand on connaît la position de la mâchoire inférieure de la plupart des requins et la nature de leur dentition, on comprend qu’il n’en est rien. Le requin est obligé de cisailler les morceaux de chair de cette façon, ce qui explique les mouvements de sa tête qui se répercutent sur l’ensemble du corps. Les dents du requins ne coupent pas, elles déchirent.

Un autre comportement explique également ce mythe de la frénésie. Lors des premières observations sous-marines de « frénésie », notamment celles filmées par Cousteau lors de son expédition sur les requins, les plongeurs, qui avaient méticuleusement appâté sur le site de tournage pour s’assurer la présence abondante de requins, descendaient ensuite parmi ces derniers dans des cages métalliques, des sacs remplis de poissons à la main. Le comportement qu’ils observaient souvent était celui de requins qui se mettaient « frénétiquement » à attaquer la cage et à en mordre les barreaux. Ils en conclurent que les requins, dans un état second, en venaient à faire et à mordre n’importe quoi.

Il y a une part de vérité là dedans, à ceci près que sont les plongeurs, acteurs qui se croyaient observateurs, qui en étaient la cause. Le requin grâce à ses ampoules de Lorenzini capte à courte distance le moindre champ électrique. Or les barreaux d’une cage constituent une concentration de métal qui n’existe pas à l’état naturel. Un surstimulus. Pas étonnant donc que confronté à une telle concentration, le requin disjoncte et morde la cage. A fortiori quand de celle-ci s’échappe une forte odeur de poissons morts. Les requins associaient donc naturellement et étroitement (à juste titre d’ailleurs) la nourriture, la cage et les plongeurs, identifiant probablement ces deux derniers comme des concurrents directs. Ceci explique leur agressivité. Enfermez donc deux personnes en train de manger une bonne entrecôte frites assis dans une cage en chocolat, placez la cage au milieu d’un groupe de personnes affamés et observez ce qui passera !
Un point intéressant à noter, les requins, que l’on voit sur certains films et clichés attaquer lors de « shark feeding » les plongeurs vêtus de côtes de maille qui les nourrissent, le font pour les mêmes raisons que ceux qui attaquent les cages. Ceci ne démontre en rien leur agressivité. Deux causes évidentes : le plongeur tient la nourriture en main et il vêtu d’une armure de métal. Cela même qui est censé le protéger -son armure- est en fait la cause partielle de l’attaque. Pour le reste, il est dans le même cas qu’un pêcheur sous-marin qui tient un poisson à la main en présence de requin : un concurrent à écarter.

Je voudrais terminer cet article un peu long par une note pratique : dans quelle condition peut-on s’approcher d’un groupe de requins en situation de soi-disant frénésie ?

Il semble tout d’abord essentiel de ne pas être la cause de cette frénésie, tout du moins dans l’esprit des requins. Ainsi, lors du Shark Rodeo bahaméen dont je parlais au début de cet article, les plongeurs prenaient d’abord place en arc-de-cercle au fond et ce n’est que plusieurs minutes après qu’ils aient quitté le bateau, que l’on faisait descendre la boule d’appât. Les requins n’associaient donc pas les plongeurs avec la nourriture, parce que ceux-ci ne les nourrissaient pas directement et qu’ils n’entraient pas dans l’eau au même moment que l’appât. Tout au plus les requins devaient-ils les prendre pour une autre espèce, également attirée par ce repas facile. Ce qui nous amène au deuxième point.
Il ne faut pas non plus que le requin prenne le plongeur pour un concurrent qui risque de lui disputer son repas. Pour cela, il est impératif de ne pas se trouver à proximité de la source de nourriture, ou même à l’intérieur de celle-ci dans le cas du Sardine Run. Il vaut également mieux éviter de se trouver dans le champ odoriférant que colporte le courant. Pour cela, il faut à tout prix éviter de se trouver à contre-courant de l'appât et se méfier particulièrement si le courant n'est pas franc. C’est en cela que le Shark Rodeo de Walker’s cay était bien pensé, donc très sûr. Les restes de poissons, étant congelés, ne s’éparpillaient pas dans l’eau autour des plongeurs/spectateurs. Pas de confusion possible pour les requins.
Dernière chose : éviter si possible de se trouver dans l’eau une fois la source de nourriture disparue. Les senteurs flottent et se diffusent dans l’eau sans qu’il n’y ait plus vraiment de source clairement identifiable. Et surtout, il n’y a plus rien à manger ! Il vaut mieux, si c’est possible, sortir de l’eau à ce moment là, où s'abstenir de s’agiter en surface.

Les requins ne sont pas nerveux, ce qui ne veut pas dire qu’il ne peuvent pas s’énerver. Et quand on s’énerve, c’est bien connu, on fait des bêtises !