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17/11/2006

Comment les requins ont-ils attaqué les marins de l’USS Indianapolis ?

‘When night came, things would bump against you in the dark or brush against your leg and you would wonder what it was. But honestly, in the entire 110 hours I was in the water I did not see a man attacked by a shark. However, the destroyers that picked up the bodies afterwards found a large number of those bodies. In the report, I read 56 bodies were mutilated, Maybe the sharks were satisfied with the dead. They didn't have to bite the living. »

Lewis L. Haynes, survivor


S’il est une histoire mythique parmi toutes celles qui concernent les requins, c’est celle du naufrage du croiseur américain USS Indianapolis en 1945. Mythique est le terme, puisqu’il s’agit d’une histoire qui a fait l’objet de nombreux récits, le plus célèbre restant sans doute celui qu’en fait Quint, le vieux chasseur de requin des Dents de la Mer, sorte d’Achab du siècle passé. D’après ce dernier, les requins auraient harcelé un à un et sans relâche les marins de l’Indianapolis pendant plusieurs jours, tuant celui-ci, arrachant une jambe à cet autre, le tout au milieu d’une infâme curée que seule l’arrivée bien tardive des secours fit cesser. Quint attribue d’ailleurs toutes les morts postérieures au naufrage aux requins. L’histoire se teinte d’un second niveau de lecture qui la rend encore plus mythique quand on sait que l’USS Indianapolis était sur le chemin du retour après avoir livré la bombe dévastatrice (à plus d’un titre) qui devait tomber quelques jours plus tard sur Hiroshima. La Nature faisait payer de la plus horrible des manières à une poignée d’hommes l’acte d’hybris destructeur de tout un peuple. Le décor était planté.

Les récits de survivants, bien que souvent très discordants entre eux, tracent tout de même les contours d’une histoire qui en bien des points diffère de celle que nous raconte Quint.

Tout d’abord et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la première attaque de requin ne survint qu’après un temps d’immersion somme toute fort long. Au moins 14 heures, sans doute plus.
Le naufrage eut lieu le dimanche soir aux alentours de minuit et la première attaque que rapporte un témoin aurait eu lieu le lendemain dans la journée. Pour d’autres rescapés, cela ne commença que ponctuellement, au cours de la nuit suivant le naufrage. D’autres encore s’accordent à dire que les attaques ne commencèrent sérieusement que le mardi.
Il est à noter d’ailleurs qu’il n’était parfois pas possible aux témoins de distinguer clairement si les requins attaquaient un mort ou un vivant. En effet, les requins n’étaient, et de loin, pas la principale cause de tracas parmi les naufragés. Le soleil, le manque d’eau et l’hypothermie faisaient leur travail, quand bien même l’eau était chaude. Probablement que nombre de cas perçus par certains comme des attaques impliquaient des requins qui attaquaient un cadavre flottant en surface.
Une seconde raison qui explique les contradictions entre les témoignages tient à l’éparpillement des naufragés. Environ 900 hommes qui tombent à l’eau ne restent pas, pendant plusieurs jours, parfaitement groupés ensemble. Au contraire, ils s’éparpillent, car les courants ne sont pas uniformes. Ce qu’ont vécu certains groupes n’est pas forcément transposable à ce qu’ont vécu d’autres.

Il est à souligner que les naufragés avaient eu la bonne idée de se rassembler. Ceci eut probablement pour effet d’intimider les requins dans un premier, voire même dans un second temps, puisque quand les requins s’attaquèrent directement à un groupe de marins, ils s’en prirent d’abord à des individus situés à sa périphérie. En revanche, puisqu’une bonne idée en entraîne toujours une mauvaise (le monde étant symétrique), ceux-ci ne purent s’empêcher, suivant les consignes que prodiguaient l’US Navy à l’époque, de battre l’eau de la main pour faire fuir les premiers squales. Erreur. Ceci eut sans doute pour effet d’en attirer d’autres.

A ces battements intempestifs vint s’ajouter le vomi des marins. Un croiseur d’une telle taille qui coule, les cuves pleines, libère une quantité de mazout invraisemblable. Les naufragés qui se débattaient dans cette mélasse et la respiraient en firent les frais. Avalée, elle provoquait un rejet net. Mais la bouffe expulsée pour certains animaux à nageoires, c’est de la bouffe d’occasion. Les petits poisons attirent les moyens, et ces derniers les plus gros. Alors forcément ça aimante les requins.

Apparemment, mais, là encore, les témoignages diffèrent, les attaques, au cours des trois premiers jours, ne furent pas régulières. Selon l’heure du jour, et surtout de la nuit, leur nombre amplifiait. Il semble qu’elles s’intensifiaient en fin de journée et la nuit pour ralentir, voire s’arrêter le jour. En tout cas, jusqu’au troisième jour. Ce comportement semble bien correspondre à celui des deux seules espèces clairement identifiées : le requin tigre et le requin longimanus. Il n’est à ce propos pas à exclure qu’au moins une autre espèce ait pu être présente, qu’il s’agisse du requins soyeux (silkies) ou de l’albimarginatus (silvertips). Le requin tigre, que l’on sait volontiers charognard, fut certainement de ceux qui se nourrirent des cadavres de noyés.

L’idée de cet article n’est pas de minimiser l’enfer qu’ont vécu les marins de l’Indianapolis, mais plutôt de le présenter sous un jour différent -peut-être pire- de celui qu’on connaît habituellement . Trois conclusions s’imposent à la lecture des témoignages existants.

La première est les requins ne se précipitèrent pas agressivement et sans raison sur les marins pour les décimer méthodiquement jusqu’à l’arrivée des secours. Les requins étaient stimulés par des odeurs, par une probable importante présence d’autres poissons, par des vibrations, par des cadavres flottants. Néanmoins, il fallut quand même attendre au moins 14h avant la première attaque et encore, à partir de là, n’attaquèrent-ils pas continuellement. Le requin (même quand il est représenté par deux de ses espèces dites les plus dangereuses) est donc un prédateur bien plus prudent et moins immédiatement dangereux que ses homologues terrestres.

La deuxième conclusion est que l’on surestime peut-être l’importance des requins dans la souffrance des hommes de l’USS Indianapolis. Les témoignages réalistes conduisent à penser que sur les 600 marins environ qui périrent après le naufrage, la mort d’entre 50 et 80 est directement imputable aux requins. Nombreux sont d’ailleurs les témoignages qui ne font qu’effleurer le sujet des attaques. Les hallucinations qui faisaient apercevoir à certains la silhouette de l’épave sous leurs pieds ou une île déserte au loin, les brûlures du soleil, la soif, le froid, la mort des uns et des autres par noyade quand ils avaient le malheur de s’endormir, furent des souffrances au moins aussi pénibles que celles que leur occasionnèrent les requins.

Mais la peur la plus atroce qui habita les rescapés, certains le soulignent, fut celle d’être abandonné. La peur de mourir perdu en mer ; la peur que personne ne vienne vous chercher. Ils soulignent le fait que dans de telles conditions, le vrai courage est de choisir de vivre ou d’essayer. Les requins ne sont qu’une épreuve à supporter parmi toutes celles qui composent ce calvaire.

La troisième conclusion, qui va d’ailleurs dans le même sens que la précédente, est que les requins ont été des boucs émissaires, parmi d’autres, qui ont permis de masquer le fait que l’US Navy ait oublié ses marins pendant quatre jours.

D’ailleurs, je me dis parfois qu’il y a peut être eu des marins de l’USS Indianapolis qui, bien qu’ayant survécu, n’ont pas été retrouvés, qui ont aperçu les secours, qui les ont vus partir, que les requins n’ont même pas daigné attaquer et qui sont morts de froid et de désespoir au milieu d’une mer chaude. Abandonnés.
Ceux-là ont peut-être connu le pire du pire.